Très intéressant. Il y a cependant je pense moyen de consolider toutes ces contradictions, mais cela nécessite d'étudier les textes un peu avec disons la facétie de Tolkien. Il a en effet au début de sa vie voulu offrir une mythologie pour l'Angleterre et cet érudit s'y est pris au moins d'une manière mais peut-être d'une deuxième, ce que j'aime à penser. Il a réalisé des fac similés - par exemple le livre de Mazarbul - et a décrit le destin du fameux livre rouge de la marche vers l'Ouest de manière historique. Ça veut dire - je ne refais pas tout le film c'est mondialement connu - que lui-même a juste été le dernier dépositaire en date de l'ouvrage. Bien sûr, il a présenté cela comme une facétie d'écrivain, mais ça reste un fait irréfutable.
Autre fait irréfutable, à chaque fois qu'il a réécrit une partie du Legendarium, il a également précisé qui avait écrit cette partie, par exemple un elfe, plus tard un numénoréen. Et au tout début pour ses contes perdus, il a même fait remonter l'histoire jusqu’à notre époque, au travers d'Eriol découvrant par hasard la voie droite. Cela aussi c'est mondialement connu. Sachant tout cela il y a alors deux manières de penser ce travail inachevé de réécriture successive.
Celle de Christopher Tolkien, partagée par la quasi intégralité des érudits est de dire que son père a voulu réécrire son histoire, en en changeant des parties parfois cruciales - le nombre de Balrog lors du siège de Gondolin par exemple - mais il existe je pense une autre manière de voir les choses, en tout cas je m'interroge depuis des années sur ce point, difficile à expliquer en une phrase. On pourrait appeler cela la vision évhémériste, qui est appuyé par plusieurs leviers. Le constat que plus Tolkien attribuait l'écriture d'un des textes (ex: quenta noldorinwa, quenta silmarillion, ...etc) à un personnage ancien, et plus les événements décrits dans le dit texte se rapproche d'une vision fantastique, mythique, épique pouvant s'expliquer par la théorie évhémériste qui dit que plus un mythe est antique et plus il est divin, ou encore qu'un événement en apparence naturel - par exemple une éruption volcanique catastrophique détruisant une île - témoigné un mois après comme la description d'une éruption deviendra des siècles ou des millénaires plus tard, à force de bouche à oreille, empreint d'explications divines - l'éruption volcanique du Meneltarma sera transformée et contée comme ayant été provoqué par un courroux divin submergeant l'île de Numenor et tous ses habitants.
On peut penser qu'il s'agit d'élucubration, et pourtant que penser du fait que tout au long des âges, la plupart des sites détruits par des phénomènes divins (enfin, valarins plutôt) se trouve à côté de volcans ? J'ai parlé de Numenor, et du volcan éteint Meneltarma qui soudain se réveille telle une force dévastatrice - n'oublions pas qu'en approche externe, ce récit se base sur celui de l'Atlantide - mais on peut aussi parler d'Angband et du Thangorodrim ou bien de Barad Dur et du Mont du Destin; de plus, la théorie évhémériste rappelons-le minimise l'extraordinaire au fur et à mesure qu'on se rapproche du temps présent, et c'est l'évhémérisme qui donne toute sa puissance aux mythes, ce que Tolkien ne pouvait ignorer en tant que mythologue.
Ainsi, on devrait constater dans sa mythologie que plus on se rapproche de nous, lecteurs, et moins les événements devraient être fantastiques et totipotentiels, à l'image du roisième Age tellement moins magique - mais amgique un peu quand même - que le Premier Age, lui-même moins magique que le Valaquenta. De la magie sommes toutes discrètes de Gandalf à la baisse importante du pouvoir maléfique - on a au cours des âges un glissement Melkor-->Sauron-->Saroumane particulièrement évhémériste, tout comme on a un glissement des milliers de dragons et de balrogs--> quelques dragons et balrogs--> un dragon et un balrog.la structure évhémériste des écrits de Tolkien caractérise également son œuvre - il y a bien d'autres exemples comme la discrétion grandissante des Valars, la transformation d'une Terre plate à notre bonne vieille planète ronde, le marissement des elfes au profit des hommes ... Relire par exemple "Les Arbres de Kortirion", ce fameux poèmes qu'il a écrit dans les années 20-30, ou encore le Namarie de Galadriel.
Couplons cela avec sa volonté originel de créer et structurer un mythe - la partie la plus mythique étant bien sûr l'Ainulindale qu'on pourrait tout à fait assimiler à une sorte de religion sacrée pratiquée par les peuples d'Arda au cours des âges, c'est à dire comme tous les mythes, être un texte et une légende avant d'avoir réellement existé. Je suis intimement persuadé que c'est cette construction qui rend le travail de J.R.R. si fascinant et fondamental pour nous, et à jamais ... car comment rendre un elfe aussi vivant et existant qu'en lui donnant à lui aussi une religion et des mythes, tout comme nous-mêmes ? Mais cela sous-entend aussi qu'il est donc normal d'avoir, selon les personnages du Legendaire écrivant les textes que Tolkien a écrit et que son fils nous a rapporté, des récits différents.
Ainsi, la quête des Silmarils sera racontée de manière plus poétique et plus religieuse par un elfe du premier âge et plus guerroyante et sanguinaire par un érudit numénoréen du second âge. Est-ce que c'est vraiment parce que Tolkien désirait effacer les récits de sa jeunesse pour les réécrire un peu plus adulte de meilleure manière, comme la plupart le croit, ou est-ce parce que justement il rend ainsi sa légende d'autant plus puissante qu'elle est racontée de deux manières différentes et en phase avec une construction évhémériste d'une mythologie ? A noter que j'ai eu l'occasion lors de sa conférence à la bibliothèque nationale de poser la question à Léo Carruthers, qui semblait plutôt d'accord avec cette vision évhémériste des textes, et je pense qu'Anne Besson également en partie ce que m'a fait penser certains de ses livres.
Il serait en tout cas logique , selon cette vision évhémériste hypothétique, que, si Tolkien travaillait à la fin de sa vie sur une version plus récente de son Legendaire - si oui, saura-t'on un jour qui aurait du être l'érudit qui écrivait et relatait celui-ci ? - le soleil existe bel et bien à un moment où il n'existait pas dans ses textes plus anciens, écrits dans sa jeunesse et attribué à un conteur plus ancien. Alors, voulait-il vraiment remplacer les événements divins conçus dans sa jeunesse ? ou voulait-il juste faire rapporter cette légende d'une autre manière, chaque manière n'étant que un reflet déformé de la réalité vraie, à jamais inconnu par essence et rapporté par des conteurs bénéficiant de tout le savoir ou les légendes qui lui ont été transmises par ses ancêtres donc forcément différent d'un conteur à l'autre, d'une civilisation à une autre ?
Quoi qu'il en soit, facétie ou volonté, une chose est certaine, les textes de Tollkien ne nous ont pas livré tous leurs secrets car il excellait dans de très nombreuses disciplines (littérature, sciences naturelles, linguistiques, géologie, peinture, histoire, religion, géopolitique, tectonique...) et qu'en tant que philologue facétieux, il n'a rien laissé au hasard. Toute l'intrigue de Bilbo le hobbit est cachée dans la première phrase du livre "Dans un trou sous la terre vivait un hobbit..." - je conseille la lecture du bréviaire du hobbit qui le démontre - ce qui ne l'a pas empêché de nous rendre The Hobbit passionnant en le construisant en quête miroir doublement initiatique - ca aussi cela peut se démontrer Bilbon affrontant deux fois de suite chaque épreuve du voyage du héros, entrecoupé de pose plus ou moins longue dans des havres et les dangers qu'il rencontre montent autant que lui en puissance tout le long de l'intrigue - et toute l'explication d'Arda se trouve dissimulé dans les mots de ses récits, et entre leurs lignes, à la lumière de toutes les disciplines qu'il maitrisait.
Et même si des milliers (des millions?) d'érudits dans le monde entier tâchent de décrypter ses écrits, il reste encore plusieurs malles de ses travaux n'ayant pas encore été étudiée, et autant de nouveaux secrets ou révélations à découvrir sans doute ... C'était la quête infinie de sa vie, et c'est devenu celle de beaucoup d'autres à commencer par son fils et il en résulte qu'il n'y a rien d'évident et que tout est sans cesse à remettre en question que cela soit en approche interne de ses textes ou en approche externe
Tolkien ne laissait rien au hasard et cela m'étonne qu'il ait pu autant "se tromper" au point de tout réécrire encore et encore ... même si il est vrai il était coutumier des ratures et des réécritures, des changements de noms de personnages ou de lieux ... mais c'était à une époque où le papier manquait donc cela se justifiait assez ...