Tiens apparemment ils l'ont réédité en 2013 Matrix : Machine philosophique, j'ignorais totalement
j'imagine que cette version plus récente tient compte du troisième film (et peut-être des animatrix ?
) je vais passer commande, si quelqu'un le possède n'hésitez pas à donner vos retours ça m'intéresse de savoir exactement ce qu'il contient par rapport au plus ancien
Introduction :
La Matrice à philosophies
« Un film d’action intellectuel » ?
Les philosophes, c’est bien connu, ont vocation à s’occuper de tout. Même de la boue, du poil et de la crasse, s’entendait dire le jeune Socrate. Même d’un film de science-fiction, pourrait-on ajouter aujourd’hui. Ce n’est pas simple.
Car Matrix justement n’est pas n’importe quel film de science-fiction : il est saturé de philosophie, ou plutôt de « philoso phèmes », de lieux communs théoriques. Comme il est saturé, du reste, de références religieuses, scientifiques ou littéraires. L’ambition des frères Wachowski était de réaliser un « film d’action intellectuel » (« an intellectual action movie ») : « Nous aimons les films d’action, les armes et le kung-fu, mais nous en avons assez des films d’action produits à la chaîne et vides de tout contenu intellectuel. Nous avons mis un point d’honneur à placer dans ce film autant d’idées que nous pouvions. » [1] Pour se préparer au tournage du premier épisode, Keanu Reeves n’a pas seulement eu à subir les rigueurs d’un entraînement physique intense, on lui a fortement suggéré quelques lectures de vacances : des ouvrages de prospective comme ceux de Kevin Kelly (Out of Control : The New Biology of Machines, Social Systems and the Economic World), mais aussi Simulacra and Simulation, d’un certain Jean Baudrillard. Les Wachowski ont des goûts éclectiques : « Nous nous intéressons à la mythologie, à la théologie, et dans une certaine mesure aux mathématiques avancées. Ce sont autant de voies pour répondre à des questions plus importantes, et même à la Grande Question.
Si vous voulez raconter des histoires épiques, vous ne pouvez pas ne pas vous sentir concernés par ces questions. Les gens ne saisissent peut-être pas toutes les allusions du film, mais ils en comprennent au moins les idées importantes. Nous voulions faire réf léchir les gens, les obliger à faire fonctionner leurs méninges. » [2] Si l’on en juge par la masse d’exégèse et de spéculation suscitée par la trilogie, ils ne s’en sont pas trop mal tirés.
Mythologie, théologie, mathématiques, réalité virtuelle, intelligence artificielle et biomécanique : les lignes de réf lexion suggérées par Matrix n’avaient rien de spécifiquement philosophique. Il n’empêche, cette machine commerciale plaçait ostensiblement au cœur de son propos une question « éternelle » aux accents adolescents : « Comment savoir si la réalité n’est pas une vaste illusion ? ». C’est pourquoi on a parlé de blockbuster philosophique. Ça ne s’était jamais vu, et les philosophes ne pouvaient pas ne pas se sentir concernés d’une manière ou d’une autre. Ceux d’entre eux qui n’étaient pas réfractaires aux films d’action se sont parfois laissé séduire à leur insu, comme on prend goût à une chanson mièvre. Ils sont peut-être plus nombreux qu’on ne pense, qui ont été sensibles, plus encore qu’aux idées, à l’esprit d’enfance qui imprègne tout le film. Car derrière le feu des armes et les allures fashion des rebelles en trench-coat et latex, il y a des relents d’Alice et de Magicien d’Oz, et aussi beaucoup de Roméo et Juliette. Comme l’explique l’écrivain de science-fiction Bruce Sterling à propos de la scène où Trinity ressuscite Neo d’un baiser : « Tu ne peux pas être mort, parce que je t’aime (You can’t be dead because I love you). C’est là le fond émotionnel de Matrix, et ce n’est pas le genre de propos qu’on attendrait d’un adulte. C’est ce qu’une petite fille de six ans pourrait dire à son chaton mort. Et pourtant l’amant défunt se redresse sous l’effet d’un baiser, se remet à marcher, et s’en va régler leur compte à tous les autres. Je suis désolé, que ça paraisse idiot n’a aucune importance. Ça dépasse tout discours rationnel. Toute personne qui peut résister à ça est émotionnellement morte. »
[3]. D’un côté, donc, le merveilleux et l’esprit d’enfance ; de l’autre, la rébellion romantique et le « teen spirit » évoqués dans la bande son par les chansons de Rage against the machine et de Marilyn Manson, ou encore par Kid’s story dans la série des dessins animés Animatrix. Tout cela était fort sympathique. Qu’y avait-il de mal à y faire entendre l’écho de quelques grandes questions métaphysiques ?
Matrix Overloaded
Cependant, il était difficile de ne pas tenir compte en même temps des réserves qu’affichait le milieu intellectuel à l’égard d’un pur produit de l’industrie hollywoodienne où l’argument philosophique, pourtant massi vement présent, semblait finalement se réduire à un simple effet décoratif, celui d’un vaste patchwork de références traitées sur le mode du clin d’œil ou de l’exemplification littérale. Là où certains s’amusaient du kitsch métaphysique et de la profondeur affectée des dialogues, d’autres, moins charitables, se demandaient ce qu’on essayait de leur vendre, et ne se laissaient pas aisément convaincre par les beaux discours sur le détournement des signes et le mélange créatif. En cela au moins ils n’avaient pas tort : qu’un film prélève sa matière en forant dans toutes les strates de la culture, ne garantit nullement qu’il en sortira quelque chose de consistant. Les spectateurs déçus ont donc parlé de Matrix comme d’une soupe assez fade ou d’un repas trop riche. Délayage verbeux, saupoudrage de lieux communs, méli-mélo philosophant accommodé à la sauce Star Trek : quand on ne restait pas sur sa faim, c’était l’ indigestion. Introduire Platon dans un film de kung-fu futuriste, l’idée était amusante : mais lorsque s’y joignaient Schopenhauer et Descartes, Bouddha et Jésus, les gnostiques et les théoriciens de l’intelligence artificielle,
l’atmosphère devenait vite irrespirable. Le deuxième épisode n’arrangeait pas les choses. Pour beaucoup c’était déjà Matrix Overloaded, et la perspective d’un troisième service n’était pas vraiment réjouissante.
Il entrait à vrai dire dans cette réaction plus de mépris que d’écœure ment. Tandis que les critiques consternés profitaient de l’occasion pour resservir le thème de l’exception culturelle et dire un peu de mal du « Spectacle » et de la fabrique américaine de l’image, certains journalistes d’un naturel narquois faisaient leur travail en en rajoutant un peu sur un air connu, « les Américains sont de grands enfants ». Tout cela était fort prévisible. Plus intéressante fut la réaction à chaud du tout venant qui se découvrait soudain une expertise en matière de philosophie ou de science des religions : le bouddhisme en deux heures dix minutes, ça ne pouvait être sérieux, et la ficelle messianique était un peu grosse ; quant aux grands problèmes concernant la réalité et l’illusion, la liberté et le destin, il ne pouvait s’agir que d’une philosophie « de bazar » ou d’une version XBox du programme de terminale, ce qui n’était pas très sympathique et pour les lycéens et pour les épiciers — il faudra y revenir. Chacun s’y entendait en tous cas en métaphysique et en religion, et s’autorisait à distribuer des brevets de qualité. Si personne ne songeait à reprocher à Tarkovski ou à Kubrick d’avoir mis la science-fiction au service d’un propos métaphysique parfois assez fumeux, on s’accordait à trouver ridicule qu’un film populaire mêle à l’imaginaire des manga et de la littérature cyberpunk des réflexions réputées plus sérieuses.
Les philosophes, ceux du moins qui en affichaient publiquement la qualité, et qui à ce titre étaient parfois sollicités pour donner leur avis, se trouvaient alors dans une position assez inconfortable. Ils pouvaient, bien sûr, choisir d’oublier leur métier et suivre leur instinct de simple spectateur ou de cinéphile, au risque de laisser croire, si le film ne leur avait pas déplu, qu’ils le prenaient au sérieux et lui accordaient un véritable crédit philosophique. Plus rares
furent ceux qui recommandèrent le film pour l’édification des jeunes générations. Il restait heureusement, pour la majorité d’entre eux, une solution de compromis. Elle consistait à prendre le film au sérieux, tout en le prenant de haut : on explicitait alors certaines références allusives, on en corrigeait au besoin l’interprétation, en donnant l’impression de « faire la leçon » aux néophytes sur la véritable doctrine de Platon, de Descartes ou de Bouddha.
Matrix : 11 sur 20, peut mieux faire. Y avait-il autre chose à dire ?
La machine Matrix
Oui, à condition de prendre le film pour ce qu’il était, à savoir d’abord et avant tout un film divertissant, film d’action peut-être plus encore que de science-fiction. Certes, le deuxième épisode manquait singulièrement de rythme, les dialogues s’épaississaient et l’intrigue, à force d’accumuler les mystères, commençait à fatiguer même ceux que le premier Matrix avait conquis. Quant à la bande-annonce de Matrix Revolutions, elle promettait déjà à grand renfort d’explosions une résolution dramatique digne d’un space opera ou d’un James Bond. Mais pas plus que pour les deux premiers épisodes, il ne s’agit ici de juger ce film en lui appliquant des critères d’excellence cinématographique ou philosophique. On peut en effet toujours faire le malin, s’encanailler en philosophant sérieusement sur un objet exotique et populaire. Cette forme de suren chère n’est que le revers de la condescendance avec laquelle le film est accueilli par la plupart de ceux qui font profession de penser, et dont les jugements montrent bien qu’ils mesurent en fait l’intérêt théorique d’un objet à sa dignité ou à sa légitimité culturelle. Ce n’est pas le propos de ce livre. Mais il ne s’agit pas non plus, par un autre tour bien connu, de prendre systématiquement le contre-pied de la critique pour faire l’éloge d’une forme pauvre, en rappelant avec Pascal que les opinions du peuple ou de la jeunesse sont « saines » et que ceu x qui ne le voient pas sont des « demi-habiles ».
Peu importe ce que chacun pense du film, en tant que film. Il n’est même pas nécessaire de l’avoir aimé pour en parler, bien qu’il soit préférable de ne pas l’avoir tout à fait détesté pour avoir à en dire quelque chose d’intéressant. Peu importe également ce que chacun croit avoir compris du « message » de la fable. Matrix n’est pas un film philosophique, pas davantage de la philosophie mise en film, ni même un film « pour philosophes ». S’ il ne faisait qu’illustrer des philosophies toutes prêtes, ces derniers n’auraient en effet rien à en dire : ils n’ont pas besoin d’attendre du cinéma qu’il leur apprenne leurs classiques. S’il fallait le distinguer des autres films de sa catégorie, on pourrait dire que Matrix est un film théorique, ou plus exactement une machine à effets théoriques, susceptible en cela d’intéresser les philosophes, mais pas au sens où on le croit d’habitude. Car il ne s’agit pas d’expliquer le « message » du film, ou d’expliciter la « philosophie » (ou les « philosophies ») qu’il enveloppe, mais seulement d’en faire quelque chose, et si possible autre chose.
« Il n’y a aucune question de difficulté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop’philosophie. Il n’y a rien à comprendre, rien à interpréter. » (Gilles Deleuze [4]).
Personne ne niera qu’avec Matrix, quelque chose «passait ». C’est bien pourquoi on a parlé du « phénomène Matrix ». Ce phénomène excédait largement le succès commercial certes impressionnant de ce produit de l’industrie cinématographique, et toute la matrixmania fétichiste qui l’accompagnait. Il suffisait de visiter les « chatrooms » et les « forums » sur les sites internet qui lui étaient consacrés pour s’en rendre compte : il n’y a sans doute aucun exemple d’un film qui ait suscité autant d’analyses, d’interprétations et de spéculations non anecdotiques sur le déroulement des épisodes à venir, sur la structure du scénario et les possibilités de mondes qu’il suggère. Quelque chose passait, une intensité, et cela n’était pas sans rapport avec une activité théorique.
On pouvait bien sûr choisir de rire de l’enthousiasme des fans et de la soudaine passion herméneutique qu’ils se découvraient sur la toile. Mais on pouvait aussi embrayer sur cet élan, non pour analyser les tenants et les aboutissants sociologiques d’un « phénomène de société » (on a parlé — pourquoi s’en priver ? — d’une « génération Matrix »), ou pour expli quer doctement ce qu’il convenait de comprendre du film et de ses sources, mais pour travailler cette pâte et la faire lever, pour emporter un peu plus loin ce soudain engouement théorique en apportant une compétence, un savoir-faire plutôt qu’un savoir ex cathedra dont tout le monde au fond, à commencer par les fans eux-mêmes, se désintéressait comme avant.
En parlant de « Pop’philosophie », Deleuze était bien de son époque : il s’agissait alors de se brancher sur les intensités libérées par un désir circulant dans toute la machine sociale. L’âge n’est plus à la « pop » mais à la « techno », et le romantisme des f lux cède effectivement le pas aux machines. Se brancher sur Matrix en continuant à faire de la philosophie, ce n’est pas prendre prétexte d’un film populaire pour resservir des idées déjà constituées ailleurs, sur d’autres matériaux. C’est embrayer sur un fonctionnement qui est déjà effectif. Matrix, ça marche. C’est de là qu’il faut partir, pour introduire dans sa propre pratique philosophique une sorte d’écart qui mène un peu plus loin que ce qu’on aurait pu faire de son côté sans cette rencontre. Matrix suggère des pistes théoriques en vertu de ses propres contraintes narratives ou fictionnelles. On peut les exploiter et en tirer des effets philosophiques, à condition de s’intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la « machine » totale du film, plutôt qu’à son contenu philosophique explicite ou implicite,
( suite du texte dans le livre ^^ )