Je vais vous faire part d’une théorie que j’ai élaboré à la lecture de deux nouvelles importantes de Lovecraft, l’Affaire Charles Dexter Ward et l’Horreur de Dunwich. Cette théorie n’est pas inédite dans le sens que je ne suis pas le seul à avoir émit cette hypothèse, du moins une partie de celle-ci.
Mais sans plus attendre, entrons dans le vif du sujet, et pour ça, je vais être obligé de spoiler un peu/beaucoup l’intrigue des deux nouvelles que sont l’Affaire Charles Dexter Ward et l’Horreur de Dunwich - mais bon, les nouvelles en question étant sorties avant notre naissance à tous, je crois que je peux spoiler sans honte Faites demi-tour aussi si vous ne voulez pas lire cet énorme pavé qu'est ce topic
Dans l’Affaire Charles Dexter Ward, intervient vers la fin de l’histoire une entité que Lovecraft ne nomme pas et n’identifie pas clairement – c’est le cas de le dire – mais qui a interpellé plus d’un lecteur en raison de ses actions.
Il faut d’avoir savoir que dans cette nouvelle, Joseph Curwen et deux autres sorciers contemporains des procès de Salem - Jedediah/Simon Orne et Edward Hutchinson – sont parvenus à contourner la mort grâce à leurs expériences occultes sur les « sels essentiels » ; le principe est pour résumer de façon simplifiée, de faire renaître de leurs cendres des morts dont « les sels essentiels » conservés sont contenus dans des fioles, en utilisant des rituels magiques que je ne détaillerai pas pour pas alourdir le topic plus que de raison.
Toujours est-il que grâce à cette méthode, Joseph Curwen a pu être ramené d’entre les morts par son descendant Charles Dexter Ward – et prendre sa place – et ses compagnons ont endossé de nouvelles identités : Simon Orne se fait ainsi passé au moment de la résurrection de Curwen pour un certain Joseph Nadek vivant à Prague, et Edwad Hutchinson pour le Baron Ferenczy vivant dans un château de Transylvanie – clin d’oeil de Lovecraft à Dracula.
Joseph Curwen possède dans la nouvelle un certain nombre de fioles contenants les « sels essentiels » de personnages plus ou moins illustres qu’il ramène à la vie dans ses souterrains pour les interroger et obtenir d’eux des secrets occultes divers, avant de les faire disparaître à nouveau en utilisant une formule magique bien précise pour les remettre dans leurs fioles. Ce sont donc ses prisonniers en quelque sorte, et clairement, Curwen se livre à une forme de nécromancie.
Mais avançons : Le docteur Willett, personnage principal de l’histoire qui enquête avec le père du malheureux Charles Dexter Ward sur les événements troublants de la nouvelle, découvre à un moment du récit – vers la fin – dans les galeries souterraines de Curwen sous sa maison de Pawtuxet. Lors de son exploration du labyrinthe, seul, Willett invoque accidentellement, en lisant à voix haute une formule de Curwen, une personne/entité qui était contenu sous la forme de « sels essentiels » dans la fiole n°118, qui était alors ouverte dans la pièce où se trouvait Willett.
Willett s’évanouit au moment ou une forme apparaît dans la fumée étant apparue suite à sa lecture de l’invocation. Le père de Ward arrive peu après, et quand Willett se réveille, celui-ci dit - et je cite mon édition française de la nouvelle :
« Cette barbe … ces yeux … Seigneur ! Qui êtes vous ! »
On peut déjà en conclure une chose : l’entité/personne que Willett a alors accidentellement ramené à la vie possède une barbe. On notera aussi que la dite entité a disparu, et n’a fait aucun mal à Willett, et j’y reviendrai.
L’entité a disparu, mais elle a laissé dans la poche de Willett, surpris en le découvrant, un morceau de papier, un morceau de page arraché à un des blocs-notes de Curwen :
Elle (la page) portait, écrites au crayon, quatre lignes d’une écriture médiévale, indéchiffrable pour les deux hommes, mais contenant pourtant des combinaisons de symboles qui leur semblèrent familiers.
Les deux hommes vont à la bibliothèque pour trouver de quoi traduire le texte, et ils y arrivent :
Les lettres du manuscrit étaient les minuscules saxonnes du VIII° ou IX° Siècle après J.-.C., et elles formaient les mots latins que voici :
« Corwinus, necandus est. Cadaver aq (ua) forti dissolvendum, nec aliq (ui) d retinendum. Tace ut potes. »
Traduction :
« Il faut tuer Curwen. Le cadavre doit être dissout dans de l’eau forte, et il ne faut rien en conserver. Garde le silence dans la mesure où tu le pourras »
On comprend donc que l’entité était familière des écritures saxonnes et devait avoir vécu au VIII° ou au IX° siècle de notre ère au plus tard.
Peu après, lorsque Willett se confronte à Curwen – qui se fait alors passer pour Charles Dexter Ward, et à ce stade du récit, Willett ne l'a pas encore comprit – et lui parle du fait qu’il a libéré celui qui était contenu dans la fiole 118, Curwen réagit d’une façon intéressante :
« Il est venu, et vous êtes encore vivant ! » s’exclama le dément d’une voix rauque.
Ce à quoi le médecin rétorque :
« Vous avez dit le n° 118 ? Mais n’oubliez pas ( nb : la il cite une phrase dite par Curwen par le passé) qu’on a changé toutes les stèles dans neuf cimetières sur dix. Vous n’êtes sûr de rien tant que vous n’avez pas interrogé ! »
Puis sans aucun avertissement, il plaça le massage en minuscules saxonnes devant les yeux de Charles Ward qui aussitôt, s’évanouit.
Notez bien ça :
-Curwen pensait que le n°118 contenait une entité dangereuse qui aurait tué Willett, et il n’en fut rien. Au contraire, cette entité a même donné des conseils à Willett pour tuer Curwen et de garder le secret « dans la mesure où il le pourra », sans le menacer donc.
-Ce qui signifie que, comme Willett le laisse entendre, il est possible que Curwen ai obtenu les « sels essentiels » d’une autre personne que celle qu’il espérait avoir.
En revenant à lui, il (nb : Curwen/Ward) marmonna à plusieurs reprises qu’il devait faire parvenir immédiatement un message à Orne et Hutchinson.
Curwen a donc manifestement identifié l’entité libéré par Willett : et il veut prévenir au plus vite ses complices Orne et Hutchinson que cette entité/personne est dans la nature.
Et il a bien raison ; je vais me contenter de recopier le paragraphe de mon édition française :
Il convient de signaler qu’il y eut une suite curieuse à l’affaire Orne et Hutchinson (si, du moins, telle était la véritable identité des sorciers exilés en Europe). Willett se mit en relation avec une agence internationale de coupures de presse, et demanda qu’on lui fit parvenir les articles concernant les crimes et les accidents les plus notoires à Prague et dans la Transylvanie orientale. Au bout de six mois, il estima pouvoir retenir deux faits significatifs.
En premier lieu, une maison du plus ancien quartier de Prague avait été complètement détruit au cours d’une nuit, et le vieux Joseph Nadeth, qui y habitait seul depuis une époque très reculée, avait mystérieusement disparu.
D’autre part, dans les montagnes à l’est de Rakus, une formidable explosion avait anéanti, avec tous ses habitants, le château Ferenczy dont le maître jouissait d’une si mauvaise réputation auprès des paysans et des soldats qu’il eût été sous peu mandé à Bucarest pour y subir un sérieux interrogatoire si cet incident n’avait mis fin à sa carrière déjà anormalement longue.
Willett soutient que la main qui traça le message en lettres minuscules était capable d’utiliser des armes plus terribles : tout en laissant au médecin le soin de s’occuper de Curwen, l’auteur de ces lignes s’était senti à même de retrouver et d’annihiler Orne et Hutchinson.
Bref, que dire si ce n’est que la personne que Willett a libéré par accident était diablement puissante : les deux sorciers qu’elle a annihilé étaient très puissants, et les affrontements les ayant opposés furent terribles. Un château à même été carrément détruit !
Et à la fin de la nouvelle, l’identité de cette personne reste un mystère.
Du coup, de nombreux lecteurs se sont interrogés sur la possibilité que ce personnage soit quelqu’un de connu, un personnage historique, fictif ou semi-historique. Une des théories qui revient le plus sur le net c’est : le personnage mystère est Merlin l’Enchanteur.
Ça colle dans le sens que :
-Merlin est souvent représenté barbu, comme le personnage mystère
-Merlin est un puissant sorcier, ce qui colle avec ce qu’il fait à Orne et Hutchinson
-Merlin combat les forces maléfiques et soutient les forces bénéfiques ; ici, il aide Willett contre Curwen et va détruire ses deux complices
-l’écriture saxonne en latin collerait avec l’île de Bretagne en cours d’anglo-saxonnisation avant l’an mille.
Mais je possède un élément plus important encore : le texte en version originale. Car oui, depuis tout à l’heure, je cite mon édition française de la nouvelle ; hors, le texte original en anglais possède des phrases en plus ! Et oui, payes ta traduction pourrie !
Revenons à ce passage ; en français, c’est ça :
Les lettres du manuscrit étaient les minuscules saxonnes du VIII° ou IX° Siècle avant J.-.C.,
Et en version anglaise originale :
The letters were indeed no fantastic invention, the normal script of a very dark period. They were the pointed Saxon minuscules of the eighth or ninth century A.D., and brought with them memories of an uncouth time when under a fresh Christian veneer ancient faiths and ancient rites stirred stealthily, and the pale moon of Britain looked sometimes on strange deeds in the Roman ruins of Caerleon and Hexham, and by the towers along Hadrian’s crumbling wall
Franchement déjà, j’aime pas cracher sur quelqu’un, mais la, le passage n’a AUCUN rapport en Version originale et en version française !
Je vous donne donc ma traduction express de ce passage :
"Les lettres n'étaient en effet pas une invention fantastique, mais l'écriture normale d'une sombre période. C'étaient les minuscules saxonnes pointues du huitième ou neuvième siècle après J.-C., qui apportaient avec elles des souvenirs d'un temps grossier où, sous un vernis chrétien, les anciennes croyances et les anciens rites remuaient furtivement, et la pâle lune de l'Angleterre regardait parfois des choses étranges dans les ruines romaines de Caerleon et Hexham, et par les tours le long du mur croulant d'Hadrien"
Le texte original sous-entend bien que le personnage mystère provient de l’Angleterre de la première moitié du Moyen-Âge, et que tout cela a un lien avec des survivances de pratiques païennes, certainement celtiques, dans des lieux qui sont étroitement liées à la légende arthurienne – Caerleon est une des demeures du Roi Arthur avec Camelot; elle l'était même avant Camelot, car c'est Geoffroy de Monmouth (vers 1100-1155) qui y situe la cour du roi Arthur dans son Historia regum Britanniae ; ce n'est quelques décennies plus tard que Chrétien de Troyes préférera, dans son Lancelot ou le Chevalier de la charrette (entre 1176 et 1181), placer la cour arthurienne à Camelot, encore qu'il mentionne lui aussi Caerleon comme une demeure du Roi Arthur.
ruines romaines de Caerleon
Bref, qui incarne le plus les anciennes pratiques païennes dans ce contexte, qui incarne le plus la magie médiévale, qui peut être rattaché à Caerleon, sinon Merlin ?
Alors certes, malgré ces éléments intéressants, il y plusieurs grosses raisons qui peuvent rendre cette hypothèse difficilement acceptable :
-Si c’est bien Merlin, cela veut dire que à un moment donné, Merlin est mort/a été tué et enterré. Ce qui est contradictoire avec l’écrasante majorité des histoires composant le Mythe Arthurien.
-Merlin aurait selon cette écriture saxonne vécu au VIII° ou au IX° siècle, soit plusieurs siècles après la vie et la mort du Roi Arthur.
On peut cependant contester ces points en avançant le fait que Lovecraft a prit des libertés avec le mythe arthurien. À partir de la, beaucoup de choses peuvent être acceptables.
Mais bon, partons du principe que la théorie Merlin = numéro 118 est la bonne. Le Merlin de Lovecraft est un puissant sorcier capable de réduire à rien deux puissants sorciers tirant leurs pouvoirs du Nécronomicon et d’autres sources à rattacher aux Grands Anciens et Dieux Extérieurs. Comment peut-il être aussi puissant ?
Je vais à présent émettre une autre hypothèse – et je ne suis pas le seul à partager cette idée, j’ai aussi vu cette idée sur certains forums anglophones : l’hypothèse comme quoi Merlin est le fils de Yog-Sothoth.
Qui est Yog-Sothoth, pour commencer ? Faisons les présentations :
Mentionné pour la première fois dans le court roman L'Affaire Charles Dexter Ward (comme par hasard) écrit en 1927 puis publié en 1941, Yog-Sothoth tient un rôle plus important dans la nouvelle L'Abomination de Dunwich (1929). Par la suite, il incarne l'une des entités majeures du mythe de Cthulhu développé par les continuateurs littéraires de Lovecraft.
Yog-Sothoth, « le tout en un et un en tout », est une entité monstrueuse qui demeure dans les interstices séparant les plans de l'existence composant notre univers, où il apparaît comme un conglomérat de globes iridescents toujours fluctuants, s'interpénétrant et se brisant. C’est donc un Dieu Extérieur comme Azatoth, et non un Grand Ancien comme Cthulhu – il est donc pire encore.
Son diamètre peut atteindre cent mètres. Il est le maître de l'espace-temps et il est surtout le dieu des magiciens et des sorciers. Il demande en échange de ses faveurs que la voie de notre planète lui soit ouverte afin de pouvoir la piller et la ravager. Et pour y parvenir, il lui arrive, au cours de cérémonies sordides, de féconder des femmes qui engendreront des créatures hybrides destinées à l'aider à échapper à la dimension où il est contenu.
Dans l'Abomination de Dunwich, Lavinia Whateley, fille d'un sorcier, est fécondée par Yog-Sothoth, de qui elle aura donc deux enfants : Wilbur et celui que l’histoire retiendra sous le nom d’Horreur de Dunwich.
Lavinia avec Wilbur dans les bras
L’Horreur de Dunwich est un monstre affreux plus semblable à leur père que Wilbur ; monstre de tentacules dévorantes partiellement invisible, c’est une bête davantage qu’un être sensé, bien qu'il puisse formuler quelques mots comme "Yog-Sothoth" et "Father".
Wilbur Whateley est lui beaucoup plus humain par l’apparence et le comportement. Il cache juste des membres et anomalies velues très « Yog-Sothothiennes » sous de amples vêtements. Il est intéressant d’apprendre en lisant la nouvelle qu’est l’Horreur de Dunwich que Wilbur grandit à une vitesse surnaturelle, apprenant rapidement à marcher, parler et lire, et semble très tôt avoir développé des pouvoirs étranges. De plus, son principal objectif est clairement de trouver dans le Nécronomicon le moyen d’ouvrir le voile entre les mondes pour permettre à son gentil papa d’arriver sur notre monde et de le plonger dans les ténèbres et l’horreur.
Wilbur et son frère l'Horreur de Dunwich
Hors, comparons avec Merlin :
Dans son Historia regum Britanniae, Geoffrey de Monmouth écrit un commentaire dans lequel il suggère que Merlin est peut-être le fils d'un incube surnaturel, « de la nature des hommes et de celle des anges », qui aurait pris forme humaine pour approcher une femme vierge Sans doute inspiré par ce commentaire, le trouvère normand Robert de Boron fait de Merlin un cambion, né d'une mère humaine et d'un père démoniaque dont il a hérité ses pouvoirs.
Selon ces traditions médiévales chrétiennes, Merlin est le fils d’une vierge et d’un démon destiné à accomplir des choses maléfiques en réponse au Christ, fils de Dieu et d’une vierge ; Merlin est donc destiné à être l’Antéchrist, celui qui déchainera l’Enfer sur Terre, rien que ça.
Merlin naît couvert de poils comme un animal, signe de sa filiation diabolique ; il grandit aussi très vite, et acquiert une intelligence, une connaissance impressionnante alors même qu'il n'est qu'un enfant. C'est enfant qu'il défent sa mère devant un tribunal en révélant les secrets de l'accusateur; c’est enfant toujours qu’il est mandé par Vortigern pour comprendre pourquoi son château ne faisait que s’écrouler, et c’est enfant que Merlin démontre la cause de l’effondrement ( deux dragons s’affrontant sous les fondations du château, un symbolisant Vortigern et l’autre son ennemi Uther qui va le tuer).
Suis-je le seul à faire un parallèle entre Merlin et Wilbur Whateley ?
Imaginons : Merlin est un fils de Yog-Sothoth destiné à aider son père à pénétrer dans notre monde ; un fils semblable à Wilbur Whateley, c’est à dire principalement humain d’apparence, peut-être plus même que Wilbur Whateley, aucun enfant de Yog-Sothoth n’est identique. Mais contrairement à Wilbur qui est élevé par un grand-père maléfique, Merlin est bien élevé par sa mère, et au lieu de devenir celui qui libérera Yog-Sothoth, met au service de causes positives et justes ses pouvoirs d’origines maléfiques.
N’est ce pas une hypothèse intéressante ?